Le multiculturalisme à Sarajevo
Avant l’agression de 1992, Sarajevo était le symbole de la bonne entente entre communautés et un exemple de tolérance. Le siège de 1992-1996 a modifié les équilibres démographiques. Cet article analyse l’évolution du multiculturalisme à Sarajevo avant, pendant et après cette période, et essaie de comprendre qu’elle est le paysage démographique et culturel actuel de la ville.
En 1992, la Bosnie-Herzégovine est reconnue comme un Etat souverain et admise à l’ONU. C’était la première manifestation d’un Etat bosniaque souverain depuis 1403. En effet pendant 529 ans, la Bosnie-Herzégovine a successivement été une province de l’Empire ottoman, un Reichland de l’Empire des Habsbourg, une partie du Royaume yougoslave de l’entre-deux-guerres, et une république au sein de la fédération communiste. [3]
Avant le siège de 1992, Sarajevo était une ville multi-ethnique et multi-culturelle. Les populations se mélangeait et cohabitaient dans les mêmes quartiers. Ce multiculturalisme se manifestait sous deux aspects: l’absence de ghettos à proprement parler, et une proportion importante de mariages mixtes [5]. Elle est même selon certains auteurs, « le plus bel exemple de la cohabitation culturelle dans les Balkans » [3]. Même sous l’époque communiste, on la surnomme « la petite Jérusalem » [2].
AVANT LE SIEGE DE 1992
L’époque ottomane. Sarajevo est fondée au Xvème siècle. C’est alors un centre commercial qui connaît un certain cosmopolitisme. La population y est assez mélangée contrairement aux villages plutôt homogènes. La religion officielle a beau être l’Islam, les religions cohabitent, notamment à travers le système de millet. Il n’y a pas formellement de quartiers communautaires, les mahales, même si les chrétiens vivent plutôt dans le quartier Latinluk et les juifs dans le quartier Bjelave. [2]. Quatre communautés (musulmane, orthodoxe, catholique et juive) cohabitent. Le marché est un lieu de rencontre. La population se mélange dans la vie publique, se sépare dans la vie privée. On retrouve cet héritage de l’époque ottomane, encore aujourd’hui principalement dans la Bascarsija, le vieux quartier où sur environ 1km² voisinnent la cathédrale orthodoxe, la cathédrale catholique, la grande mosquée, et la synagogue. C’est de cette époque que date le Komsiluk: le bon voisinage. C’est en réalité « un consensus civique urbain, un contrat de voisinage, de politesse et de citoyenneté » [3]. Et ce Komsiluk perdurera bien au-delà de la période ottomane, jusqu’à l’époque contemporaine et sous le régime communiste. Dans le cas de Sarajevo, il désigne en particulier les relations entre voisins de communautés différentes. C’est une coexistence quotidienne qui se traduit dans le travail, la vie quoitidienne, les invitations aux cérémonies religieuses et familiales. Il est constitué par des règles strictes de respect et de réciprocité, surtout symbolisées par le café sucré entre voisins. [5]
L’époque austro-hongroise. Sous l’occupation des Habsbourg de 1878 à 1914, la Bosnie-Herzégovine, et Sarajevo particulièrement connaissent une période de modernisation et de propspérité. Sarajevo connaît toujours une forte tolérance entre communauté et Guillaume Capus, chargé de mission scientifique à la fin du XIXème siècle est surpris par l’harmonie qui y règne [2]. Il évoque même le pobratimstvo, coutume où des hommes appartenant à différentes communautés religieuses mélangent leur sang en faisant serment d’une fraternité éterenelle. Par ailleurs, la société se laïcise et des écoles laïques apparaissent.
La période de la première et seconde Yougoslavie. Après la première guerre mondiale, les rapports de domination vont s’inverser en faveur des chrétiens. Mais on ne note toujours pas de haines entre communautés. Sous Tito, le mot d’ordre « Fraternité Unité » traduit toujours cette volonté de « vivre-ensemble ». Il est la continuité du komsiluk. Le nombre de personnes laïques et athées augmente. Et même si la religiosité est mal vue, les religions sont globalement respectées. Les mariages mixtes sont à leur apogée surtout entre serbes et musulmans. [2]. Avant 1992, on compte parmi les jeunes générations de Sarajéviens 45% de mariages mixtes [3]. Le 3 mars 1992, les Sarajéviens défilent pacifiquement devant le Parlement bosniaque, leur slogan? « Nous voulons vivre ensemble ». A cette époque, Sarajevo est bien « une petite Yougoslavie » [3]. Sarajevo est érigée comme LE modèle universel du règlement de la question des différentes de nationalités, de religions et de langues. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle fut retenue pour les Jeux Olympiques de 1984, et la propagande de l’évennement s’était d’ailleurs axée sur ce thème. [1]
C’est ainsi qu’avant la guerre, le recensement de 1991 comptabilise 49% de bosniaques, 33% de serbes, 7% de croates et 11% de yougoslaves (slovènes, macédoniens, etc.) [5]. En 1992, Sarajevo représente le dernier bastion de l’idée yougoslave et du cosmopolitisme, à la fois dans les représentations de la population mais aussi parce qu’elle regroupe les forces pro-yougoslaves. [1].
LE SIEGE
Début avril 1992, les forces pro-serbes encerclent la capitale. La haine a été distillée dans les communautés, favorisant un retour des nationalismes. [2]. Le clivage est surtout assiégeant/assiégés. Le siège entraîne d’importantes modifications démographiques. Sarajevo incarne le martyr mais aussi la résistance culturelle à la guerre. Car les habitants réagissent et organisent une vie culturelle. [4]. Les zones serbes ont été « purifiées » ethniquement, vidées de leur population non serbe, et remplacée par des réfugiés et des déplacés serbes. On voit l’apparition de quartiers serbes, croates et bosniaques, qui’ n’existaient pas avant. La ligne de front traverse la capitale. [5].
APRES LE SIEGE
La population de Sarajevo est passée de 500 000 à 350 000 habitants, les bosniaques de 251 00 à 309 000, les Croates de 35 000 à 19 000, les Serbes de 113 000 à 16 000. Elle a perdu sa multiculturalité en se « bosniaquisant » et en « s’islamisant ». [4]. Les accords de Dayton en 1995 font passer Sarajevo de « ville de front » à « ville frontière », en instituant l’IEBL (Inter Entity Boundary Line), qui partitionne la Bosnie-Herzégovine entre la Republika Srpska et la Fédération Croato-musulmane, qui de facto réunit deux entités, l’entité croate et l’entité musulmane. La ligne passe dans Sarajevo. Sarajevo Srpsko apparaît correspondant à la partie serbe de la capitale, dépendant de la Republika Srpska. Les accords de Dayton instituent par ailleurs la rétrocession des quartiers tenus par les serbes aux musulmans, engendrant de nouveaux flux de populations. Les communautés regagnent les villes où les quartiers où ils sont majoritaires. Alors même que ces populations ne portaient pas d’attention à l’appartenance confessionnelle ou ethnique avant la guerre. [5]. De part et d’autres de l’IEBL l’éducation, la télévision, la radio, le téléphone, les services publics et les langues ne sont pas les mêmes. L’IEBL pérennise la partition ethno-politique de Sarajevo, renforce les pouvoirs nationalistes et l’homogénéité ethnique des régions. La reconstruction en témoigne: côté croato-musulman, les rues ont été débaptisées, le cyrillique a été remplacé, pour créer une histoire et une identité bosniaque distinctes. L’arrivée massive de ruraux en raison de l’exode rural amplifié par la guerre et des réfugiés et des déplacés accentue cette tendance à l’homogénisation et à la bosniaquisation. [5].
Ainsi d’une ville multiculturelle, avec des quartiers communs et un « vivre-ensemble » réglé par le Komsiluk, Sarajevo est passé à une ville divisée et double pendant la guerre avec un clivage assiégeant/assiégé (serbes/croato-musulmans), et devient une ville homogénéisée avec une forte population bosniaque musulmane.
[1] Dimitrijevic, D., 2002. « L’universel au service du local : le cosmopolitisme à Sarajevo », Cahiers de l’Urmis [En ligne], N°8 | décembre 2002, mis en ligne le 10 septembre 2008, Consulté le 18 juillet 2009. URL : http://urmis.revues.org/index613.html
[2] Šamić, J., 2008. Qu’est-ce que le multiculturalisme à Sarajevo? Revue Cités. URL: http://droitdecites1.free.fr/spip.php?article106#nb1
[3] Sanguin, A-L., 2004. Sarajevo: jadis une « petite Yougoslavie ». Revue Regard sur l’Est. URL:http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=645
[4] Sanguin, A-L., 2004. Sarajevo: capitale double et divisée. Revue Regard sur l’Est. URL: http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=449
[5] Tratnjek, B., 2005. Les militaires face au milieu urbain: étude comparative de Mitovica et Sarajevo. Université de Paris-Sorbonne, mémoire de DEA de géographie politique, culturelle et historique, 634p.